publié en 2018.
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“… Il est intéressant de souligner que, quand Dozon entreprend son voyage vers Shkodra et Tivar, il a parcouru ainsi presque le même itinéraire que von Hahn, comme il le témoigne dans son Excursion en Albanie : « La plaine jusqu’au dans le voisinage d’Alessio , est couverte en grande partie de vastes forêts marécageuses, et dont le passage est naturellement fort pénible à plus d’un endroit. J’ai rencontré un Français qui venait de les explorer et avait essayé, sans succès de traiter avec le pacha de Scutari pour le droit d’en exploiter une partie. Ce Français est l’associé de M. Piat, et s’évertue avec lui à proposer au gouvernement hellénique des entreprises, pour lesquelles les ressources nécessaires leur font, je crois, défaut. Je n’ai trouvé, en traversant ces bois, qui d’ailleurs ont bien souffert depuis vingt ans, à en juger par une relation de voyage publié à cette époque, que deux petites scieries, ne débitant guère que de l’aune… C’est une surprise agréable, quand on vient de l’aride Épire, de trouver une contrée boisée et verdoyante, mais les traces de dévastation partout apparentes ont confirmé en moi la conviction, formée dans de nombreux voyages, que la végétation forestière de la Turquie est inévitablement condamnée à disparaître dans un avenir peu éloigné, sans avoir donné presque aucun profit, et avec elle des ressources d’une grande importance… »
Ses observations le poussent à penser que « Le mélange des Albanais et des Grecs dans la royauté hellénique, et les relations de voisinage et d’autres relations en Épire, sont telles qu’ici et là, les créations de l’imagination populaire ne manquent pas de donner des similitudes qui se doivent d’être mises en lumière… » C’est le même constat qu’avait fait pendant les voyages en Épire non seulement Hahn et Dozon, mais aussi le cartographe français Guillaume Lejean, qui soulignait que « le sang hellène est mélangé au sang albanais ». Voici ce qu’il écrivait dans son carnet de voyage en Albanie, publié dans Le Tour de Monde : « J’eus à Dedaï le loisir d’étudier le type des Guègues montagnards, que des conditions d’existence et de climat ont rendu un peu différent, de celui des villes. C’est une population plus pastorale qu’agricole, grande, élancée avec ce maigre et fier profil bien connu de ceux qui ont voyagé dans la Grèce où le sang albanais s’en est tant mêlé de celui des Hellènes… ». Dans cet esprit sont aussi les études de Robert Cyprien, d’Albert Dumont, et tant d’autres.

Dozon nous explique comment il les a rassemblées et les difficultés qu’il a eues pour les déchiffrer et écrire afin de les publier dans un recueil. « … Il n’est pas toujours aisé, cela sait dit en manière d’excuse, de mettre en français, sans les habiller à la française, des productions d’un caractère aussi simple et dont la rédaction est le plus souvent d’une extrême nudité. Pourtant je ne me suis que rarement départi d’une exactitude à peu près littérale, d’autant que la version devait aider à l’intelligence de l’original. Dans deux ou trois endroits, où le conteur s’est embrouillé et à commis, en me dictant, quelque inadvertance qui m’avait d’abord échappé, il a fallu, par un léger changement, réparer le désordre du texte… »
Dans une étude de l’académicien français Emmanuel sur les émigrations des contes, en se référant aussi aux études de J. G. Hahn et A. Dozon, pour voir aussi les recherches sur les contes antiques, il fait des comparaisons aussi avec les contes albanais. «On remarquera, dans ce conte albanais, – écrit-il dans son étude, – une bien curieuse combinaison des deux formes les plus habituelles du dénouement. C’est chez un forgeron, comme dans Ribadeneyra et dans Schiller, que le héros, devenu par un singulier concours de circonstances (le même, à peu près que dans les contes indiens) gendre de celui là même qui cherche à le faire périr, est envoyé par le pacha, son beau père. Mais l’ordre que le forgeron a reçu préalablement n’est pas de jeter dans sa fournaise le jeune homme qui viendra de la part du pacha ; il doit l’assommer d’un coup de marteau et remettre à un second envoyé la tête empaquetée dans un foulard. Le héros ayant été mis en retard par sa femme, le fils du pacha se dit qu’il vaut mieux faire la commission lui-même, et c’est sa tête qui est ensuite apportée au pacha par celui qui devait être la victime. Ajoutons seulement que, dans un conte grec moderne très voisin (J. G. Hahn : Griescische und albanesische Maerchen, Leipzig, 1864, nr.20), c’est le grand personnage lui-même qui est tué par le gardien de la vigne où il avait envoyé son gendre cueillir du raisin, et le jeune homme est sauvé parce que, dans son empressement, il a devancé l’heure assigné au gardien. (Le conte albanais mer, après l’histoire de la forge, une histoire finale où le pacha est tué à la place de son gendre.) – Il est intéressant de constater que, dans un conte et dans une légende arabe, résumés par M. W. Hertz, c’est aussi celui qui a donné l’ordre qui en est la victime. Le conte arabe reflète les contes des deux livres indiens ; la légende est beaucoup plus simple ; elle met en scène Mohamet et son oncle, ennemi de l’islam, qui périt dans le puits où il avait ordonné de jeter le premier qui s’en approcherait pendant la nuit, pensant que ce serait le «prophète», à qui il avait dit d’aller de ce côté…»

Dans son étude, il nous raconte que l’expression « Na ishte se ç’na ishte » («il était, il n’était pas) était la même pour les Hongrois. Il ajoute que dans l’édition de Thimi Mitko, L’Abeille albanaise, cela est remplacé par « ka qenë dhe mund të mos ketë qenë » (« cela a existé mais peut-être pas »). Dans ses rapprochements, étant un bon connaisseur des langues anciennes, la grecque et le latin, il se réfère aux écrivains classiques de l’antiquité, citant des textes d’Hérodote ou de Pindare et autres, les récits de Néréides, etc. Il souligne aussi l’influence du corpus de Mille et une nuits sur les contes albanais. Pour le conte La fille changée en garçon, il remarque que les légendes indiennes donnent beaucoup d’exemples. D’autres exemples nous les trouvons chez Ovide. Donc il laisse comprendre que les créations populaires et les cultures des peuples s’interfèrent entre eux. Mais de toutes façons, les raisons de leurs métamorphoses sont diverses, d’un peuple à l’autre. Dans le conte du garçon qui va apprendre le métier de maitriser l’art des choses diaboliques (« Les diables dupés ») il trouve un rapprochement avec un récit rassemblé par Vuk Karadzic où les diables se trouvent dans une boutique. La Belle de la terre, elle aussi a des ressemblances avec d’autres contes européens, contrairement au conte Le Pou que Dozon ne le retrouve pas chez les autres peuples. Comme disait Max Müller, «Les éléments, les germes des contes de fées, appartiennent à la période qui précéda la dispersion de la race aryenne; le même peuple qui, dans ses migrations vers le nord et vers le sud, emportait avec lui les noms du soleil et de l’aurore, et sa croyance aux brillants dieux du ciel, possédait, dans son langage môme, dans sa phraséologie mythologique et proverbiale, les germes plus ou moins développés qui devaient un jour, à coup sûr, donner des plantes identiques ou très ressemblantes dans tous les sols et sous tous les climats».

Le consul français écrit sur la mythologie des Albanais, sur leurs magies et superstitions, comme avaient décrit dans leurs livres et impressions le slaviste Cyprien Robert, Hyacinthe Hecquard et autres. Dans son livre Les Slaves de la Turquie, Robert consacre un long chapitre aux Albanais, « le peuple des Blancs » comme il les appelle. Entre autres il écrit : «… Pendant leur grossesse, les femmes ne changent rien à leurs occupations habituelles ; elles accouchent quelquefois au milieu même de leurs travaux champêtres ; alors, mettant le nouveau-né dans leur giron, elles se hâtent de rentrer au logis et de s’aliter, quoiqu’elles ne souffrent point ; c’est une loi que l’accouchée reste invisible pendant quelques jours. Durant sept nuits, tous les voisins viennent faire tapage autour de sa demeure pour l’empêcher de dormir, elle et son enfant, dans la crainte des mauvais charmes que les démons pourraient jeter sur leur sommeil. Les malades furieux ou les possédés ne sont traités que par les moines, qui les mettent aux fers et les frappent de verges jusqu’à ce qu’ils aient confessé tous les noms des diables qui sont entrés en eux ; ces noms sont ensuite écrits, avec des anathèmes, sur des morceaux de papier qu’on livre aux flammes. On ne saurait énumérer les mille superstitions des Albanais. Le prêtre maudit solennellement les insectes des champs, conjure la grêle, éloigne les orages. On trouve souvent, le long des routes, les arbres garnis de pierres à l’intersection de leurs branches : ce sont des ex-voto que les gens du peuple, durant leurs voyages, suspendent ainsi dans l’espoir que les génies des forêts, touchés de cette offrande, délivreront leurs membres de la lassitude qui les accable. On voit aussi fréquemment, au-dessus des fontaines, une niche vide qui semble attendre une statue ; celui qui vient se désaltérer à la source dépose dans la niche une fleur, un caillou, une branche verte, quelques poils de sa barbe, comme don et hommage au bon génie (kalodaimon) du désert. L’Albanais a surtout peur du mauvais œil. Dès qu’il croit avoir été frappé d’un de ces regards maudits, il a soin de toucher du fer et de tirer un coup de pistolet, sans quoi il s’égarerait infailliblement sur sa route, trébucherait au bord des abîmes, et tomberait dans les fondrières où croupissent les vroko-laks, esprits vampires et buveurs de sang. Bien différent des voud-kod-laks du peuple serbe, qui sont seulement des hommes morts ou vivants dont un démon rôdeur et homicide s’est momentanément emparé, le vroko-lak est un esprit indestructible ; il sort parfois de terre, sous la forme d’un serpent noir, pour aller piquer les hommes qui font la sieste couchés sur l’herbe ; la plus grande imprécation est de jurer par ce serpent. Quand l’Albanais part pour un long voyage, sa femme lui coud dans ses habits quelques fragments de ses propres vêtements, et reste elle-même environnée des objets les plus chers à son époux ; sans cesse elle consulte ces objets pour en tirer des présages. Elle s’abandonne aux plus vives angoisses, si les chiens aboient la nuit sans motif apparent, car elle croit qu’ils répondent aux soupirs de leur maître, fait prisonnier en ce moment, et peut-être massacré dans les sables de Tunis ou de Palmyre…
Pour rassembler le folklore albanais Dozon a utilisé aussi l’œuvre de Thimi Mitko, L’Abeille albanaise, publiée en 1878, d’abord pour connaitre une partie du folklore albanais, pour écrire ses rapprochements, mais aussi sur la langue et sa structure. Dans une de ses pages, il cite une belle expression albanaise : « L’homme qui reste à la maison est comme lugat noir » (avec son albanais il l’écrit : « Bourhi kyoe rhi ndoe çtoepi aeçtoe si lugat i zi »). Il se réfère aussi d’une histoire assez drôle : « L’araignée et le bourdon ». Voilà ce qu’il écrit :

« L’araignée alla une fois demander l’hospitalité au bourdon, qui lui fit bon accueil et la régala aussi bien qu’il le pouvait. Lorsque le moment de dormir arriva, l’araignée dit au bourdon que, en sa qualité d’étrangère, elle avait peur de coucher seule et elle le pria qu’ils couchassent ensemble. L’araignée alors commença, selon sa coutume à filer, et elle enveloppa le bourdon dans une fine toile, de manière qu’il ne pouvait plus bouger. Lorsqu’il se réveilla et qu’il se retrouva ainsi enlacé, il cria à l’araignée de le délier, mais elle lui répondit : « Je sais lier, oui, mais pas délier.»
Dans ce sillon, on trouve également les études de Cyprien Robert, d’Albert Dumont etc…