En Grèce avec les Arvanites

Les Arvanites des montagnes, là où parlent les Dieux

Lors d’un de mes voyages en Grèce, je suis parti avec mon ami Isak en direction de Livadia vers les montagnes où se trouvent quelques villages arvanites. Le plus intéressant a été pour moi le village de Kiriaki, qui m’impressionna vraiment. Jusqu’à ce jour, je n’avais visité des villages arvanites que dans les alentours de l’Attique, ou vers Mandra, Corinthe et bien sûr dans le Péloponnèse. Mais cette fois, en portant mon regard sur les sommets de deux milles mètres, je me demandais comment et pourquoi ces Arvanites étaient montés si haut pour vivre si loin? Quelques faucons ou aigles tournoyaient très haut au-dessus de nos têtes. A ce moment précis, j’ai pensé à l’Anglais Richard Chandler qui, en mars 1766, avait été au village de Dragonisi, pas très loin de la montagne d’Hymette et d’Athènes. « Un Albanais,» a-t-il écrit, « nous y donna l’hospitalité ; il balaya aussitôt le devant de sa porte et étendit une natte sur la terre pour nous y faire asseoir. Quelques pièces de volailles, du fromage, des olives salées, des œufs et quelques autres objets semblables qu’ils ont pu se procurer, composèrent notre souper, qui fut suivi de chants peu mélodieux, à la vérité, mais assez gais, et de danses rustiques, mais singulièrement animées. Nous passâmes la nuit autour d’un grand feu, attendu que nous n’avions pas, comme auparavant, de montagne pour nous abriter, et que d’ailleurs l’air devenait vraiment froid. Le matin, le fauconnier, après avoir placé un morceau de chair crue sur arbre, à quelque distance, déchaperonna et laissa aller un faucon qui dirigea aussitôt son vol de ce côté. Cependant il s’abaissa à moitié chemin pour prendre un chat-huant moucheté, qui cherchait à se cacher au milieu du petit nombre de touffes de verdure éparses çà et là sur la surface de ce sol aride ; mais le fauconnier trouva aisément le moyen de tromper sa voracité, en substituant, suivant l’usage, un morceau de chair à la place de la proie ; car l’oiseau avide voulant saisir l’appât qui lui était offert, ouvrit les serres et délivra ainsi son prisonnier, qui était encore en vie. Nous le vîmes aussi donner la chasse à une perdrix, la saisir par l’aile, et l’emporter dans un hallier[1]

Dès qu’on arriva dans les environs de Thiva, l’ancienne Béotie ou Thèbes, mon ami me montra l’immense champ qui jadis était un marécage terrible nommé Copaida ou Copaïs. Depuis le XIXe siècle, les Arvanites qui descendaient de Thiva, Livadia et autour, mais aussi des tchames de Thesprotia y venaient pour travailler. C’était un marais qui faisait rage avec ses maladies et ses moustiques. Ce sont les Anglais qui l’ont bonifié après la Seconde Guerre Mondiale, en le transformant en une terre fertile. Dans un virage, mon compagnon me montre une auberge sympathique en me dit : « Là-bas aussi habitent des Arvanites ! ». Nous passions par Aliatro, Vaja, Petra, des pays où l’on trouve encore des traces d’anciens Arvanites et il commença à raconter l’histoire de ces gens qu’il connaissait. Il s’agissait de la famille Halia, qui en grec signifie «désespéré», parce que c’est ainsi que est resté le nom de cette famille. Trois frères s’étaient installés ici, au milieu des vignes et des champs de coton. Tout était prospère dans les années 1970; les champs étaient fertiles et donnaient beaucoup de légumes. A l’époque du président Papandréou, l’industrie était développée mais aujourd’hui, beaucoup d’usines et de fabriques ont fermé et sont devenues des dépôts abandonnés donnant l’image d’un désespoir sans fin.

Là, à Aliarto, ce village qui avait été effacé de la carte de la Grèce deux fois dans son histoire à cause des guerres, par les armées de Xerxès, le Français Eugène Gandar de l’École française d’Athènes, un des grands historiens de l’épopée homérique, s’était arrêté pendant son voyage pour découvrir l’Antiquité. Il avait passé la nuit à Pavlo, dans un village voisin d’une vingtaine de maisons, où l’épaisse fumée de la cheminée l’empêchait de bien distinguer les visages de ces gens hospitaliers et si généreux. Il se souvient : « Les excuses que nous leur faisons les surprennent; ils ne remplissent, en nous offrant leur maison qu’un devoir simple; aussi nous l’offrent-ils sans ostentation. Ils en possèdent une autre, à quelques pas, où ils iront eux-mêmes, pour nous laisser plus libre, passer la nuit avec leurs femmes et leurs enfants. (…) Ces paysannes de la haute Béotie portent la large ceinture et la tunique de laine brodée des Albanaises; ce costume grossier fait ressortir la grâce naturelle de leurs mouvements, la simplicité pleine de noblesse de leurs manières, et la délicatesse de leurs traits. Elles ont le profil plutôt agréable que régulier, des beaux yeux pleins de douceur (…)

Le lendemain à l’aube, nous étions prêts à rendre au prêtre de Pavlo sa maison, lorsqu’une vieille femme vint à moi, les larmes aux yeux, et me supplia de la suivre chez elle (…) Cette pauvre femme avait six enfants, dont l’ainé était déjà un homme, un bon et brave palikare. Mais hélas ! Le mauvais esprit vint habiter sa maison, et quoique aucune épidémie ne régnât dans la contrée, un à un, à une semaine d’intervalle, quatre de ses pauvres enfants moururent. Ils mangeaient le soir, s’endormaient sans souffrir, sans se plaindre, puis ils ne se réveillaient pas. La malheureuse mère a fui avec les deux enfants qui lui restaient; elle ne veut plus vivre dans sa maison, qui lui est odieuse et qu’elle croit frappée d’un sortilège; pour apaiser l’esprit ou pour le vaincre, faut-il la brûler? (…) Les uns n’osent pas éteindre leurs lumières, parce que les «vroucolaccas» les surprendraient durant leur sommeil. La vieille Albanaise de Pavlo s’est rappelée qu’au temps des Turcs, son mari, que les Turcs ont égorgé, n’a pas voulu dire devant eux, dans quel endroit il avait enfoui son trésor. Vingt ans sont passés ; l’or enfoui a attiré le «vroucolaccas», et voila pourquoi il habite cette maison déserte, et enlevé un à un ceux qui l’habitent. Triste légende… J’essaie de rassurer la malheureuse, non pas de la consoler, car l’aurais-je pu? Je lui conseillai d’habiter hors de sa maison, parce qu’elle avait l’esprit trop frappé pour y jamais vivre en repos, mais de la garder pour ses enfants qui sont jeunes et qui oublieront. Je lui ordonnai de creuser une séparation dans l’air de son unique chambre, entre la gauche où vit la famille et à la droite où vivent les bêtes. Enfin je lui fis accepter un peu d’argent, pour qu’elle fit examiner les deux enfants qui lui restent par le médecin de Livadie. »[2]

Nous avons laissé derrière nous Aliarto, mais avant de nous diriger vers les montagnes, nous nous arrêtâmes chez notre ami grec, Kremida, pour goûter son ouzo. Il nous montra la route vers Xironomi et puis Mavromati (l’œil noir) peuplé également d’Arvanites. En vain, nous avons cherché le village de Kukura, parce que le gouvernement local en 1950 avait supprimé son ancien nom usité par les Arvanites. Ce village s’appelait dorénavant Agian Anna (Sainte Anne), ce qui montrait clairement une politique d’assimilation des toponymies autochtones, sans parler des écoles en langue arvanites qui n’ont jamais existé au nom de l’unité nationale. Malgré cela, les habitants continuaient de l’appeler Kukura.

Enfin, un panneau nous indiqua la direction de Kiriaki. Nous avons tourné sur notre droite et sommes montés vers une grande forêt de magnifiques sapins. Voici la station touristique Arvanitca! Puis nous avons entamé notre descente vers Kiriaki. Dans Wikipedia, il est écrit que jusqu’en 1970 la première langue parlée dans ce village était l’albanais. Etait-ce le village dont parlait le voyageur étranger George Wheler en 1675, dans son livre Voyage en Dalmatie, Grèce et en Orient?[3]

Arvanitsa, pays des Dieux

« Arvanitsa est le pays où on parle avec Dieu ». C’est ce qui est dit de cette prairie au sommet de la montagne remplie de sapins. Pendant l’hiver, Kiriaki est recouvert de neige, mais les autres saisons c’est un magnifique site touristique très verdoyant où l’homme se sent proche du ciel et, comme disent les vieux, proche de Dieu aussi. Le restaurant était fermé et nous avons continué notre descente vers Kiriaki, caché dans la montagne. Je regardais de loin ce village et imaginais les premiers Albanais arrivés sur ces lieux peut-être après la mort du Scanderbeg ou bien avant. Dans Histoire de la Grèce, ouvrage de l’historien grec Sathas publié en 1889, on peut y lire que selon un décret du Sénat vénitien du 16 décembre 1550, signé par Stai Zorzi et confirmé le 31 décembre 1554,[4] cette région a été donnée à Niqifor Chiriachi  pour les services rendus à Corfou pour la République Sérénissime. Ainsi, il devait au Sénat la somme annuelle de huit ducats. On peut imaginer l’arrivée des Albanais dans cette région très montagneuse. En effet, depuis le XIIIème-XIVème siècle, étaient venus vers la Grèce d’autres chevaliers albanais comme la famille de Bua Spata ou d’autres vers Arta et le Péloponnèse. A cette époque, cette partie de la Grèce était sous la domination vénitienne et le Sénat de Sérénissime envoyait régulièrement ses sujets vers la Grèce : Thodoro Kakosi, Guma dhe Nikolla Lusi, Dima Golemi, Zuan Plesa, et d’autres, faisaient partie de ces chevaliers. Ce village deviendra très connu pendant la révolution grecque ainsi que toute cette zone montagneuse, quand les Arvanites prendront les armes pour conquérir leur liberté face aux Ottomans, comme le feront tous les Arvanites de la Grèce.

Kiriaki est un village fier du fait de tous les noms de ses combattants inscrits dans les livres d’histoire mais également dans l’obélisque élevé au milieu du village, où l’on peut lire les noms de Lluka Dholiani, Mitro et George Kocos, Dimitri Jamakos, Mitro Kotai, Dimitri Livadhitis, Lluka e Nikos Lazaru, Kosta Pulos, Pavlo Xhamalo ou encore Jorgo Jorgaqi qui a combattu dès 1822 à Missolonghi, à Etoliko, Kravastera, Nafpaco ou Athènes. Plus tard, quelqu’un nous parla de Mustafa Gega de Livadia qui, en 1821, a abandonné ses propriétés et est parti faire la guerre aux côtés des insurgés comme Karaiskaki, Jani Goura ou Jani Notara. Une chanson parle de Despo, la femme de Jorgo Boci, qui, après l’événement tragique des femmes à Zalongo en 1803, ne put retrouver son mari et ses enfants, et se consacra ensuite à l’éducation de ses neveux pour en faire des guerriers de la liberté…

Sur un col de la montagne, nous nous sommes arrêtés pour observer le paysage de Kiriaki, situé au creux de la montagne d’Helicone. Là, se trouvaient des maisons historiques avec des noms albanais comme «Kroi i madh», «Kroi i Stavros» ou «Kroi i Kardharasë» mais aussi «Siriani» (Saint Jean), «drivani» (l’endroit où on danse et on chante), «mathaika» (en bas de la taverne) ou encore  «N’arat» (aux champs). Les vieilles parlent aujourd’hui «arvanitiko» et j’ai aimé quand l’une d’elles m’a dit: «mbêj krin e fli» (fais la croix et dors) et «ç’ish moj nana?» (Dis-moi, c’est quoi ma mère?)… Il était mardi quand nous étions à Kiriaki, mais les habitants disent en albanais «emart» («mardi»). Ici on dit en albanais «ehën» (lundi) «emerkur» (mercredi), «epremte» (vendredi), «estun» (samedi) et «entiel» (dimanche), et pour les mois ils disent «jenar» (janvier), «flevar» (shkurt), «mars» (maj » (mai), «theristi» (juin), «alonar (juillet), «gust» (août), «triiti» (septembre), «vjest» (novembre), «shëndre» (décembre)…

Ce village situé à 800 mètres d’altitude comprenait environ 2500 habitants. Nous nous sommes arrêtés sur la place centrale du village dans ce café à côté duquel un platane de 160 ans se remarquait à première vue avec son tronc gigantesque.

A l’entrée du club, Thanas, un homme sympathique d’une cinquantaine d’années, avait exposé sur les murs une série de photos d’artistes sans oublier de mettre Che Guevara à côté. La plupart sont des Arvanites comme Elie Lambeti, la comédienne d’origine de Vilia ou la chanteuse Alexiu.

Un an auparavant, une amie albanaise, la chercheuse Eda Derhemi, avait été dans ce village pour retrouver les traces des anciennes culture et histoire arvanites. Dans un article publié en Albanie, elle a raconté son voyage et sa rencontre avec Catherine, une Arvanite qui parlait le vieux dialecte albanais. «Kiriaki est un village,» a-t-elle dit. «Pour Livadie nous disons «hora» et pour Athènes, «politi». Plus grand que Zeriki, Kiriaki a 2500 habitants et dix boutiques, cafés ou magazins. C’est un des rares villages arvanites dans la région où les Arvanites n’ont pas changé. Ils connaissent bien les autres villages arvanites autour. Ils vivent avec leurs traditions et leur passé historique. Cette histoire de changement des noms des villages arvanites par le gouvernement m’a beaucoup attristé parce que plusieurs Arvanites ne demandent plus pourquoi sont changés les noms de leurs villages. Quand je le leur dis, ils ne parlent pas parce qu’ils ne veulent pas avoir de problèmes avec le gouvernement (…)»

Une des figures de ce village est l’écrivain Andréa Cura, issu d’une vieille famille arvanite très connue. On peut l’apercevoir sur une photographie à côté du président grec Papoulias. Cura a publié un livre ayant pour titre le nom de son village : Kiriaki, où il décrit les traditions des habitants durant des siècles. Mais pour bien connaître l’histoire de ces hommes et femmes, il faut entrer dans leurs maisons, leur parler de leurs ancêtres qui sont sur de vieux cadres du début du XIXème siècle. Ce monde continue à vivre à travers les photos : des photos de guerre, des fascistes qui brûlent le village, des nazis qui tuent les villageois, la Guerre Civile, les visages des gens, morts ou survivants, etc. Le travail d’Andrea Cura fut sans doute quelque chose d’exemplaire dans cette période où la protection des cultures et des langues populaires est précieuse dans cette Europe où nous voulions vivre.

L’Histoire des tombes

C’est à Kiriaki que nous avons appris une histoire intéressante, même si elle appartient déjà au passé. Emin Korça ou Emin Veis Bey comme il s’appelait en 1875, était un fonctionnaire de l’armée turque qui a fui Istanbul et débarqué à Corfou pour contacter le gouvernement grec, afin que la Grèce et l’Albanie unissent leurs forces pour combattre les Turcs. L’idée était de créer un État commun gréco-albanais tirant son argumentation sur la contribution des Albanais et des Grecs pendant la révolution. Son souhait n’a pas connu les résultats escomptés, même en étant devenu gouverneur militaire de Corfou. Plus tard, une tragédie frappa ce politicien et militaire. Trois de ses quatre enfants moururent. En 1877, désespéré et déçu de tous ses efforts déployés en vain pour obtenir le soutien des Grecs, il se suicide. Son fils et sa femme, Jorgo et Maria, se firent baptiser orthodoxes. La fille de Jorgo, Elenica, allait plus tard devenir la femme la plus adorée d’un des plus grands poètes grecs.

Les histoires sont nombreuses à Kiriaki. Il suffit d’aller au cimetière et de prêter attention aux tombes pour comprendre l’origine de ses habitants. Les dalles et les marbres parlent d’eux-mêmes : on trouve sur les stèles des inscriptions des familles appelées Shkodra, comme la ville dans le nord d’Albanie, ou Kryezoti, Kolias, Zona, Velios ou Kryemadhi, des noms qui appartiennent à l’histoire de l’émigration albanaise dans les temps reculés, des Albanais venus des autres régions d’Albanie. Là, dans les marbres de ces tombes était gravées les histoires d’une vie qui ne parle plus.

Nous avons quitté Kiriaki, laissant derrière nous ce pays et ses vestiges d’une vie arvanite, mais aussi des traces encore plus anciennes, comme celles de Fligonios antique, où Xerxès était venu combattre l’armée grecque et avait ruiné ce pays lors de son passage, même si ce n’était que dans les sommets des montagnes. Il est étonnant de constater que, même dans ces sommets, l’histoire est présente. Mais pour combien de temps parlera-t-on encore des Arvanites ici ? Pour combien de temps cette langue continuera à se parler, à se transmettre, elle qui a résisté pendant cinq siècles. C’est le défi de la politique et non du temps…

Entre-temps, en descendant ces montagnes, j’éprouvais le désir de chanter une chanson «agapi» grecque.


[1] Richard Chandler, Voyages dans l’Asie mineure et en Orient, Paris, 1806 ou Hervé Duchêne, Voyage en Grèce, éd. Robert Lafont, p. 322.

[2] Hervé Duchêne, Le voyage en Grèce, éd. Robert Lafont, Paris, 2003, p.647-648.

[3] George Wheler, Voyage en Dalmatie, Grèce et en Orient.

[4] «Par notre noble Stai Zorzi le 16 décembre 1550, quand il était vice-bail et notre provediteur Général à Corfou, qui a donné à son fidèle Chiriachi Nichiforo quelques terrains de la Signorie avec l’obligation que Chiriachi nous paye 8 ducats par an, ce qui est confirmé aussi par notre bail Donado Malipero.» (livre de Andrea Cura)

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